Djamila Dahmani : refuser le repli sur soi

Sophie Mayeux – décembre 2012

Passer un moment avec Djamila ouvre l’esprit et les yeux sur la condition des femmes maghrébines. Elle donne un autre regard, celui de l’intérieur.

Djamila a grandi dans une famille stricte mais respectueuse et tolérante, à la Croix Rouge à Tourcoing. Jeune, elle entre souvent en conflit avec ses frères, elle ne se laisse pas faire. Les filles maghrébines doivent rester à la maison. Et c’est justement ce que Djamila n’envisage pas. « Je ne voulais pas d’un mari strict. Les mariages sont souvent arrangés. Je suis reconnaissante envers mon père. Il était très bienveillant et voyait tout de suite si un prétendant me plaisait ou pas. De toute façons, j’ai fait mon choix en cachette. Je ne voulais pas marcher derrière mon mari. Je l’ai choisi très libre et il me fait confiance. »

Djamila a pris sa vie en main. Elle commence à travailler, puis pendant dix ans, elle élève ses deux fils avec bonheur et tranquillité. Les enfants devenus autonomes, elle commence à étouffer à la maison. Djamila reprend un travail dans une boulangerie. Elle a besoin de s’occuper d’elle, mais aussi des autres. « J’ai toujours été tournée vers les autres. J’aime aider, écouter, trouver des solutions. C’est très important pour moi. Petite, j’étais très timide. Je me suis débloquée le jour où j’en ai eu marre qu’on me prenne pour une andouille. » Elle rencontre un animateur de la MJC du quartier qui réussit à la convaincre de venir y faire un tour. Curieuse, elle s’intéresse, participe aux réunions, et intègre le Conseil d’Administration comme secrétaire. « Cela a été dur au début, car il fallait parler devant une assemblée. »

Djamila s’investit à corps perdu, s’oubliant parfois. Elle lance la fête des voisins, car elle constate que les gens sont enfermés dans leur maison, ils ont peur du regard des autres, ils ne savent même pas qui habite à la porte d’à côté. Elle crée l’atelier cuisine. Sans budget, elle se débrouille pour récupérer le matériel grâce à Emmaüs, elle mobilise les femmes pour repeindre les meubles et les murs, les jeunes de l’atelier bricolage viennent faire les petites réparations nécessaires. « J’avais à coeur de réunir dans cet atelier des personnes de tous horizons culturels. Il y a une congolaise, une sénégalaise, deux maghrébines et il y a même un homme. Toutes ces personnes n’osaient pas sortir de chez elles, ni même fréquenter un homme autre que leur mari. Aujourd’hui, elles sont autonomes dans les courses, la préparation, le travail d’équipe que demande l’atelier. Je refuse le repli sur soi. Je fais tout pour que les gens se rencontrent. On ne peut pas juger sans les connaître. Moi, je vois ces personnes comme des humains avant tout, nous sommes tous égaux, quelque soit la couleur ou la nationalité. Quand je les vois sourire ensemble en train de faire la cuisine, je suis heureuse. »

Djamila se bat pour elle, pour son quartier, pour éviter l’isolement et le communautarisme. Elle refuse la défaite et l’échec. L’action dont elle est la plus fière est d’avoir réussi à faire sortir de la profonde solitude une femme qui venait à son atelier. « Elle était réservée et effrayée. Elle n’était jamais sortie du quartier. Je l’ai faite partir en vacances avec ses cinq enfants. Elle n’avait jamais vu la mer, osé partir seule. J’ai même réussi à lui faire acheter un bikini ! » Aujourd’hui, cette femme a des responsabilités dans une association pour faire partir d’autres familles en vacances.

Est-ce que compliqué aujourd’hui d’être une femme ?

« Non ce n’est pas compliqué, car j’ai réussi à me faire une place dans la société. Mais je me suis battue, contre mon frère qui était toujours derrière moi, contre les tabous et les interdits de ma culture. Je continue de me battre chaque jour : à la boulangerie il y a des hommes qui ne veulent pas que je les serve. Il y en a un autre qui ne me regarde même pas. Pour ma mère, j’ai fait la fille soumise sous son toit, mais elle m’a transmis sa libre parole. Aujourd’hui, les maghrébines sont plus libres que celles de ma génération, elles peuvent aller boire un verre, sortir seules, et c’est ça qui gênent les hommes. Je veux montrer aux femmes maghrébines qu’elles peuvent oser dire non. Je connais des femmes qui n’osent même pas respirer. »

Mèneriez-vous votre action de la même manière si vous étiez un homme ?

« Mais je suis déjà un homme ! »

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