
Sophie Mayeux
L’article que vous allez lire traite de l’accueil des migrants. C’est un sujet sensible, sur le plan moral, politique, affectif. Il nous confronte à l’impuissance, l’indignation, la peur. Une femme, Sophie Djigo, a décidé de ne pas rester impuissante et de suivre son instinct moral. Elle est philosophe. C’est Jean-Jacques Rousseau qui le lui a conseillé. Lorsqu’elle a décidé d’aider les migrants, elle ne s’est pas posé de question, elle n’a pas remis au lendemain. Elle a tout simplement suivi son sens de la compassion et de l’humain pour venir en aide aux plus démunis parmi les plus démunis. Car si un sans-abri a le droit de bénéficier d’une aide et d’un hébergement, le migrant n’a droit à rien car il n’a pas de statut. Il erre tel un fantôme dans une zone de transit.
J’ai rencontré Sophie Djigo lors d’un dîner de femmes à l’occasion du 8 mars. J’ai vu se lever une jeune femme semblant un peu timide. Lorsqu’elle a commencé à parler, j’ai vu et entendu une femme forte, convaincante, une militante engagée aux mots affûtés comme des couteaux. Sa parole est limpide, ses phrases font mouche. Sophie Djigo incarne la cause qu’elle défend. Elle a créé le collectif Migraction afin de redonner un peu d’intimité et de chaleur à des migrants coincés, violentés et déshumanisés, à la périphérie de Calais. Le temps d’un week-end, ils redeviennent des êtres humains considérés, choyés, il sont de nouveau en vie.
Sophie Djigo nous propose aussi une réflexion sur la notion d’engagement qui repose sur des convictions et non pas sur des émotions. On ne s’engage pas pour soi, mais d’abord pour défendre des valeurs qui nous tiennent à coeur et c’est ce qui fera la pérénité de cet engagement. Sophie Djigo a bien l’intention d’aller porter à l’Assemblée Nationale la voix de tous ces citoyens que l’on n’entend guère, mais qui chaque semaine agissent tels les colibris du conte africain, ils font leur part pour redonner de la dignité à des êtres humains. Vous ne sortirez pas indemne de cette lecture.
Aider les migrants : une question de morale
Sophie Djigo – La politique suivie à Calais est celle de l’invisibilité. Les migrants sont littéralement rendus invisibles. Ils sont refoulés par les forces de police en périphérie de la ville, dans une nouvelle jungle, à la frontière de la ZUP, là où la pauvreté immigrante côtoie de manière ironique la pauvreté blanche. S’ils sont souvent représentés par des silhouettes spectrales, c’est bien pour montrer à quel ils sont quasiment inexistants.
Je sais qu’il existe beaucoup de gens à aider, mais moi j’ai décidé d’aider ces personnes particulièrement démunies, victimes de violences intenses et incessantes. Ils se font régulièrement battre et rafler leurs tentes, couvertures, portables, ce qui les met dans des postures très éprouvantes. Parfois, la distribution alimentaire est empêchée. Ils ont été jusqu’à 11000 à survivre dans la grande jungle, puis quelques milliers. Aujourd’hui, ils ne sont plus que quelques centaines à transiter par Calais. Beaucoup de migrants sont partis, c’est trop dur de résister à Calais. Ils préfèrent aller à La Chapelle à Paris ou à Bruxelles.
Nous sommes en relation avec les associations locales historiques sur place. 80% des ONG qui opèrent à Calais sont britanniques. On travaille étroitement avec l’Auberge des migrants, Salam, le Secours Catholique. Elles ont une vision de l’aide aux migrants plus proche de celle des travailleurs sociaux plutôt que des organisations d’aide humanitaires, une logique sociale et humaine de création de liens et de considération des personnes, plutôt qu’une logique d’aide d’urgence.
La mission de Migraction 59 : donner du répit
SD – Migraction 59, c’est une chaîne de solidarité qui se met en marche chaque week-end depuis janvier 2018. Des volontaires se rendent disponibles le samedi matin pour faire les chauffeurs, ils vont chercher les exilés à Calais et les déposent chez d’autres volontaires qui sont hébergeurs, ils accueillent les exilés chez eux le temps d’un week-end. En général, les exilés sont hébergés par deux car malgré la confiance qu’ils nous portent, ils sont très angoissés. Il faut bien se dire que si nous avons peur d’eux, ils ont très peur de venir chez des inconnus. Nous prenons ceux qui se présentent le samedi matin, avec la seule exigence de faire tourner les personnes hébergées. Ce sont des jeunes entre 15 et 25 ans, il reste très peu de personnes plus âgées et presque pas de femmes. Le lundi matin, les chauffeurs ramènent à Calais les exilés. Migraction 59 ne propose pas un hébergement de longue durée, mais juste un peu de repos, le temps d’un week-end, loin de l’hystérie qu’ils vivent au quotidien. La vie dehors abîme.
Migraction 59 est là pour donner du répit. La première chose que les exilés demandent en arrivant dans leur famille d’accueil du week-end, c’est de se doucher et dormir, un vrai luxe pour eux. Un exilé à Calais dort environ 2 à 3 heures par jour. Leur sommeil est régulièrement interrompu, pour qu’ils disparaissent. Nous recréons le temps d’un week-end un moment en famille, de partage, de convivialité. Les exilés se sentent reconsidérés et cela leur fait psychologiquement beaucoup de bien. Ils restent très souvent en contact avec leur famille bien qu’ayant passé un seul week-end chez elle. Il est en effet rare de reprendre les mêmes personnes. Ils se souviennent de toutes les familles dans lesquelles ils ont séjourné, car ces temps d’accueil ont pour eux toujours été très marquants, car l’occasion de recréer des liens d’humanité.
Comment tout a commencé
SD – Je suis philosophe et j’enseigne dans la Métropole. Prenant régulièrement le TER entre Lille et Calais, je me suis fréquemment retrouvée à Hazebroucq. Je suis originaire de l’Est de la France et chez moi, pour dire Trifouillies-les-oies, on dit Hazebroucq ; j’ai pu constater qu’Hazebroucq existait vraiment !
En 2015-2016, il y avait un campement de 2300 personnes à Norrent-Fontes. Pour y retourner, les exilés prenaient le train à Hazebroucq, descendaient à Izenberge en Belgique et marchaient 7 kilomètres. Je discutais avec eux sur le quai de la gare. Au fur et à mesure de nos échanges, je me disais que ces personnes avaient quelque chose à dire. Je me suis alors lancée dans un travail de terrain entre Norrent-Fontes et Calais et ai écrit un premier livre, « Les migrants de Calais », pour faire entendre leur parole non pas de victimes mais de personnes qui ont une analyse politique de la situation. Le livre a eu un certain écho, et j’ai été contactée par un jeune réalisateur. Nous avons suivi un groupe de jeunes Éthiopiens de Calais à Paris La Chapelle, en passant par Bruxelles puis Londres. Le temps partagé avec ces personnes a noué des rapports de solidarité et d’amitié. En novembre 2015, l’hiver a été très rigoureux. L’un des exilés que nous suivions m’a appellée pour me dire que la police avait raflé toutes leurs tentes et couvertures. Il m’a dit qu’il allait marcher pour ne pas tomber en hypothermie, mais qu’il ne tiendrait pas longtemps sans dormir. Après en avoir discuté avec mon mari, j’ai pris la voiture pour aller les chercher tous les quatre. La maison était remplie. Pour pouvoir accueillir leurs amis, j’ai appelé mes amis. C’était les premiers maillons de la chaîne.
Nous avons ensuite décidé d’étendre l’action. Nous avons parcourus les cafés citoyens armés de nos photocopies de fortune. Nous nous étions fixé comme objectif fou d’accueillir 100 migrants. En partant de rien, en trois semaines d’action, nous avons accueilli 104 exilés en un week-end, chiffre que nous n’avons d’ailleurs plus jamais réussi à atteindre. Le collectif était né.
Le collectif Migraction 59 : organe de résistance à une politique inhumaine
SD – Migraction 59 est un collectif de citoyens et non une association. C’est un organe de résistance à une politique inhumaine. Notre action est légale : le code de l’étranger prévoit que l’aide au séjour irrégulier n’est pas pénalisée quand elle concerne l’hébergement, le soin, l’accueil de personnes qui vivent dans des conditions indécentes. Nous insistons vraiment sur la dimension politique et morale. La motivation essentielle de notre engagement est d’aider des gens qui sont dans le dénuement le plus total, de préserver leur dignité. Si on le fait uniquement pour soi ou avec des motivations affectives, on risque alors de ne pas tenir sur la durée.
Cependant, nous ne demandons pas un engagement à vie ! Et nous le comprenons très bien. Il y a des personnes qui sont engagées depuis 2 ans, il y en a d’autres qui ont participé intensément pendant un an et qui maintenant passent à autre chose. Et c’est parfaitement légitime. Il y a une usure normale, nous l’acceptons et le collectif se renouvelle. En revanche, j’avoue que cela est problématique lorsque les personnes ne s’engagent que pour 1 ou 2 fois. Il est important pour notre organisation de pouvoir compter sur des gens qui vont s’engager pendant un an, toutes les 6 semaines voire tous les mois.
C’est vrai, ce type d’engagement demande une part de sacrifice. Faire partie de Migraction 59 signifie qu’on est prêt à se rendre disponible. Ceux qui hébergent ne sont pas plus disponibles que les autres. Ils ont simplement décidé de bloquer leur week-end. S’ils ont un match, un concert cela ne va pas les empêcher d’accueillir. Ils vont soit emmener leurs invités avec eux soit les laisser tranquillement à la maison.
J’insiste sur la notion de collectif et non d’association. Un des intérêts de l’association est de pouvoir bénéficier de fonds pour fonctionner. Nous avons certes parfois besoin d’argent pour payer l’essence des chauffeurs qui en font la demande ou des soins pour des exilés et les dons sont les bienvenus dans ce cas. Mais d’une manière générale, nous ne voulons que l’on se déleste du problème en donnant de l’argent. Nous préférons avoir des personnes qui donnent de leur temps en accueillant. Ce geste d’accueillir est très simple et compliqué à la fois, mais on ne s’en rend compte qu’après l’avoir fait. On peut s’enthousiasmer pour accueillir le temps d’un week-end, mais c’est plus difficile de tenir sur le long terme. Migraction 59 c’est aussi un moyen d’agir accessible à tous. Beaucoup de gens ont une voiture, un logement avec une chambre d’amis, un canapé lit. Du point de vue technique et matériel c’est très facile. Beaucoup de personnes disent qu’elles ont envie de faire quelque chose pour aider les migrants, Migraction 59 leur donnent la possibilité d’agir de manière très simple : ouvrir leur porte. C’est tout. Car tout notre staff est là pour s’occuper de l’encadrement et de s’assurer que tout se passe bien. Car on ne vous laisse pas tous seuls !
Le collectif comprend un bureau de 8 personnes qui se réunit mensuellement pour décider et définir les actions. Migraction 59 ne pourrait pas vivre sans les 20 personnes qui se trouvent en permanence à Calais, qui répondent au téléphone, rassurent les nouveaux membres, trouvent des solutions. 1700 personnes sont inscrites sur la plateforme. Elles sont réparties sur le Nord, le PAs-de-Calais et la Somme. Mais le noyau actif est composé de 300 personnes.
Si je veux agir, je fais comment ?
SD – Tout d’abord, il est important d’être bien informé et de nous rencontrer pour que vous puissiez poser toutes les questions qui vous taraudent, exprimer toutes vos peurs, vos doutes, vos inquiétudes. Pour des premiers accueils, nous choisissons des exilés que nous connaissons déjà. Nous avons une responsabilité tant envers les exilés que les hébergeurs, nous présentons la charte avec les règles que chacun doit respecter. Un numéro d’appel est disponible 24H/24, au moindre problème quelqu’un peut aider. Par exemple, si un exilé est malade, nous avons des soignants qui seront en mesure de le prendre en charge, si un autre a besoin de chaussures, nous avons un stock à disposition.
Ensuite, vient le temps de la digestion de l’information. Toute la famille qui se propose d’héberger en discute ensemble. Souvent ce sont les femmes qui sont moteur. Le mari et les enfants doivent aussi être d’accord. Pendant cette phase de réflexion, nous invitons les familles à venir partager les activités que le collectif propose le dimanche afin de rencontrer des exilés et échanger avec des hébergeurs.
Lorsque la décision d’accueillir est prise, la famille s’inscrit sur la plateforme de Migraction 59 comme chauffeur ou hébergeur. Nous nous occupons de mettre en lien chauffeur et hébergeur.
La semaine qui précède l’accueil, nous sommes présents au téléphone pour les dernières modalités. Puis vient le week-end tant attendu. Les exilés nous attendent à Calais. Ils se sont préparés avec soin, se sont faits beaux et propres pour être pris, même si cela ne rentre absolument pas dans nos critères de choix. C’est très touchant. Lorsqu’ils montent dans la voiture, ils sentent le feu de bois, l’odeur du brasier autour duquel ils se retrouvent et se réchauffent. Arrivés à leur maison, ils ont souvent envie de dormir, de se reposer dans l’intimité et le calme, de profiter d’un vrai lit, ce qu’ils n’ont jamais à Calais. Certains sont épuisés. Certains vont avoir envie de cuisiner un plat de leur pays. Le week-end dernier, Romy qui accueillait un jeune Érythréen a partagé sa cuisine avec lui. Il lui a préparé une sauce à la viande, sa manière de rendre et partager. Le meilleur conseil est de les accueillir comme vous accueilleriez un enfant qui revient pour le week-end. Ils ne viennent pas pour mendier. Ils demandent parfois une carte de téléphone prépayée pour donner des nouvelles à leurs proches, être en contact les uns avec les autres, mais en général ils ne demandent rien parce qu’ils ont trop honte. C’est la famille qui propose une brosse à dents et de quoi se laver, un téléphone qui ne sert plus, une paire de baskets trop petite, un sweat ou un tee-shirt qui n’est plus porté. Ils ont besoin de considération. Chacun ouvre sa maison à sa mesure. Nous sommes toujours disponibles s’il y a un problème. Je me souviens d’une femme seule qui nous avait appelés car ses hôtes ne se comportaient pas bien : ils ne débarrassaient pas leur table. Nous sommes donc passés voir cette femme, nous avons expliqué aux jeunes que c’était important aussi d’aider. Ils ont ensuite tout fait avec empressement et ont gratifié leur hébergeuse d’un câlin. C’était très émouvant.
En 2018, nous avons hébergé 300 personnes. La majorité est passée en Angleterre. Quelques unes sont parties en Allemagne. Nous le savons car ils donnent des nouvelles à une famille qui les a accueillis. Et parfois certaines familles vont en Angleterre pour les revoir. Ils sont alors tous heureux de les accueillir à leur tour.
Migraction 59 a maintenant besoin de visibilité
SD – Nous avons besoin d’hébergeurs. La rentrée est toujours un moment compliqué à faire redémarrer. L’hiver va arriver. La semaine dernière toutes les tentes et les couvertures ont été raflées. Il commence à faire froid durant la nuit et il faut maintenant se mobiliser pour les mettre à l’abri dès le mois d’octobre.
Ce qui est difficile pour nous en ce moment, c’est que certains exilés sont là depuis 2 ans. Ils n’en peuvent plus. Nous avons presque envie de les prendre chaque semaine. La plupart des autres sont passés et eux sont toujours là. Ils commencent à être affectés psychologiquement. Nous avons organisé un suivi particulier pour eux et nous essayons de les prendre le plus souvent possible. Nous l’expliquons aux autres qui le comprennent très bien et nous orientent parfois vers l’un des leurs qui a plus besoin de soutien. Je me souviens d’un jeune garçon au regard hagard. Il a été hébergé deux semaines chez quelqu’un tellement il était mal en point. Puis nous l’avons pris tous les week-ends pendant quelque temps. Il a fini par passer. Une fois installé en Angleterre, il a repris contact avec nous et nous a confié : « Vous m’avez sauvé. Si vous ne m’aviez pas pris à ce moment-là, je serais devenu fou. » Notre action a une vraie utilité. Nous sommes la bouée qui leur permet de ne pas se noyer lorsqu’ils sont à bout.
Nous avons aussi besoin que l’on parle de nous pour être de plus en plus nombreux et être visibles. Nous sommes invités par l’Opéra, le Théâtre du Nord, par des Institutions pour parler de notre action. Nous avons besoin de relais dans les médias. C’est important de savoir que ce que nous faisons est une pratique normale, légale, que nous ne sommes pas des farfelus qui font des choses secrètes et confidentielles.
Venez nous rencontrer lors de notre journée du 29 septembre à Roubaix pour mieux nous connaître.
L’avenir de Migraction 59
SD – Je pense au débat qui va bientôt avoir lieu à l’Assemblée Nationale. J’ai envie de promouvoir ce que nous faisons avec les exilés. Il existe plein d’autres associations à travers toute la France qui s’occupe d’eux aussi. J’ai envie de mettre en avant tous ces mouvements pour montrer que l’hébergement citoyen est une vraie alternative à la politique actuelle. Non seulement c’est un coût que les citoyens acceptent de supporter, mais cela montre aussi qu’ils sont d’accord pour vivre avec les exilés. Parallèlement au discours xénophobe classique, de nombreux citoyens prouvent que ça ne leur pose aucun problème d’accueillir les exilés. Il existe une forte mobilisation citoyenne qui devrait peser dans le débat public.
Dans quelle lettre de CRAZY! se retrouve Sophie Djigo ?
SD – J’aime la notion de regarder autrement. Regardons les invisibles, regardons ceux que nous ne voulons pas voir non pas comme des spectres errant dans la jungle, mais comme des gens comme nous. Beaucoup d’adolescents nous disent : « Finalement, ils sont comme nous. » Apprenons à recréer du lien, à rassembler et à refaire du commun.
La curiosité : l’un des moments forts de l’accueil c’est la curiosité envers l’autre, le plaisir de la rencontre.
Le rêve enfin : le rêve commun de ne plus avoir de frontières qui entravent les liens qu’on a envie de créer.
Il faut sortir de l’imprégnation coloniale et déconstruire des peurs qui ne sont pas naturelles. La région des Hauts de France est une vraie terre d’accueil. Je ne suis pas originaire de cette région. Lorsque je suis arrivée, ce sont mes voisins de palier qui m’ont aidée à déménager mon camion. Et le week-end suivant j’étais invitée à boire l’apéritif chez eux. Cela ne leur a posé aucun problème d’ouvrir leur porte à des inconnus. Cette belle tradition d’accueil est un point fort de notre région qu’il faut cultiver.
Pour plus d’information :
Facebook : @Migraction59